Mutualisation de moyens et essaimage dans les projets citoyens d’énergie renouvelable
Certains projets citoyens se fédèrent pour mutualiser leurs moyens et favoriser l'essaimage d'initiatives similaires sur leur territoire. Qu'est-ce qu'une telle démarche permet ? À quels obstacles peut-elle se heurter ? Interview croisée avec ACTTE et CoWatt, qui s'inscrivent dans cette logique.
Les projets citoyens d’énergie renouvelable proposent un ancrage local, une gouvernance ouverte, une démarche non spéculative, alliés à une exigence écologique. Énergie Partagée a souhaité se pencher sur la mutualisation de moyens et l’essaimage, que l’on retrouve sur de nombreux territoires.
Nous avons pour cela interrogé plusieurs personnes impliquées dans les structures ACTTE (Gard) et CoWatt (Loire-Atlantique), l’une créée pour fédérer des coopératives déjà existantes, l’autre pour encourager la multiplication de projets locaux. Loin de présenter une manière unique de procéder, ces retours d’expérience permettent de cerner ce qui fait la force du collectif ou au contraire ce qui le ralentit.
Interview avec Sophie Charbonnel-Moreau et Éric Bureau, présidente et ex-président de CoWatt, et Clément Espaze, salarié d’ACTTE pendant 2 ans et actuellement bénévole, accompagné de Léa Baileche, doctorante qui étudie les coopératives d’énergie renouvelable citoyenne.
Pouvez-vous expliquer brièvement ce que sont vos structures et ce qu’elles font ?
Sophie : CoWatt est une SAS dont l’action s’étend à tous les Pays de la Loire. Elle loue des toitures pour y installer des centrales photovoltaïques financées par les habitant·e·s d’un quartier ou d’une ville. L’objectif est que les habitant·e·s se réapproprient la production d’énergie renouvelable et que les retombées économiques restent sur le territoire.
Concrètement, ce sont les habitant·e·s qui vont être à l’initiative du projet, se regrouper, repérer des toitures près de chez eux et après, ils se rapprochent de CoWatt qui va étudier leur projet et s’il est réalisable, les aider à le concrétiser. Ces citoyen·ne·s vont alors constituer une communauté qui va rejoindre la structure CoWatt, en achetant des parts, qui serviront à financer le projet.
Clément : ACTTE est une SCIC située dans le Gard et signifie Accélérateur Citoyen pour un Territoire en Transition Énergétique. Elle est née de la volonté de plusieurs coopératives locales existantes de créer une structure pour porter un projet d’essaimage plus large à l’échelle du département et j’ai été embauché pour cette mission-là. On a en gros les mêmes objectifs que CoWatt et pour l’instant, nous accompagnons des projets photovoltaïques.
"Le constat était soit les collectifs restent bloqués chacun dans leur coin, soit on mutualise un outil, et on s’est dit que c’était le seul moyen de concrétiser les projets."
Qu'est-ce qui a poussé à créer CoWatt et ACTTE ? Est-ce parti de constats ou d’enjeux spécifiques ?
Éric : CoWatt est né d’une rencontre entre plusieurs collectifs citoyens qui avaient des envies de projets photovoltaïques mais qui peinaient à les faire aboutir ; ils se sont réunis autour de l’association Alisée, existante de longue date sur les sujets de la transition énergétique, pour s’interroger collectivement sur ce qui freinait le passage à l’action.
Il y avait un certain nombre de blocages : les compétences techniques, le manque de soleil par rapport aux régions plus au sud, et surtout, aucune aide locale à l’investissement. Le montage d’une société rebutait aussi, ainsi que les doutes sur la capacité d’une structure à bien vivre du fait des charges potentiellement trop lourdes. Donc le constat était soit les collectifs restent bloqués chacun dans leur coin, soit on mutualise un outil, et on s’est dit que c’était le seul moyen de concrétiser les projets.
Clément : Pour ACTTE, on est parti du constat que les Survoltés d’Aubais, qui sont les pionniers des énergies renouvelables citoyennes sur notre territoire, ont mis 8 ans à développer un projet photovoltaïque au sol de 250 kWc sur l’ancienne décharge, alors que si on maîtrise bien les choses ça peut se faire en 2 ans.
Quand les projets sont faits avec des bénévoles, c’est très bien, démocratique, citoyen, mais ça prend beaucoup de temps. Cela pose la question de ce que sont les énergies renouvelables citoyennes, de la place qu’on veut qu’elles aient dans le paysage énergétique et économique local, comment on change d’échelle, comment passer à quelque chose qui soit un peu plus professionnel, plus crédible, donc la question de la professionnalisation a été centrale et a abouti à mon embauche.
ACTTE est un projet pilote qui a été financé par l’ADEME et la Région Occitanie, une expérimentation d’accompagnement de la dynamique citoyenne locale, pour pouvoir dupliquer cet exemple sur d’autres départements s’il était concluant.
À ce jour, quelles sont vos principales réussites et réalisations ?
Sophie : CoWatt compte actuellement 650 associés, on a 12 centrales qui tournent et d’autres en cours de construction, ce sont de belles réussites. On a également un gros projet-phare, MIN à Watt, 3000 m2 de panneaux solaires en autoconsommation sur le MIN de Nantes (Marché d’Intérêt National). C’est le plus gros projet de CoWatt. Et comme on est une structure plus grosse et plus représentative, on a des appuis avec Nantes Métropole qui met en avant notre société. C’est une réussite pour nous car ça contribue à nous faire connaître et à nous donner de la crédibilité.
Clément : De notre côté, on a réussi à mettre tout le monde autour d’une table et à créer une SCIC qui corresponde à la vision de 8 coopératives existantes, ça n’a pas été une mince affaire !
Les visions économiques, politiques, environnementales de chaque structure n’étant pas les mêmes, la première réussite a donc été de faire comprendre aux collectifs l’intérêt de mutualiser certaines choses et de travailler ensemble. On a construit un projet ensemble avec les collectifs, avec une vraie démarche entrepreneuriale, mais ça a pris quasiment 2 ans pour se poser toutes les questions (quelle vision, quels objectifs, quels moyens, etc.).
D’un point de vue opérationnel, vu qu’on est une structure toute jeune, le montage de notre 1er projet, Héraclès, est en cours, sur la toiture d’une coopérative viticole. La mise en service est prévue pour la mi-2022.
"Le fait de mutualiser nos projets offre un retour d’expérience qui permet d’affiner les futurs projets pour qu’ils soient plus rentables."
Selon vos expériences, qu'est-ce que la mutualisation permet, facilite ou renforce par rapport à des projets portés de façon isolée ?
Clément : L’intérêt de la mutualisation est souvent économique, c’est une façon de réduire tous les coûts. Dans le sud, on a un modèle économique plus souple, parce qu’on a une productivité des panneaux photovoltaïques importante du fait de l’ensoleillement et donc, plein de petites coopératives qui ne marchent pas trop mal.
Pour ACTTE, la mutualisation signifie faire de plus gros projets, avoir des capacités de financement plus importantes, des partenaires financiers, des taux d’intérêts bancaires plus intéressants, avoir une visibilité politique au niveau des collectivités, montrer qu’on est une structure plus puissante qu’une simple petite coopérative, et qui peut embaucher, partager un·e salarié·e… C’est aller plus loin que les petits projets qu’on arrivait à faire avant. Sortir aussi du cadre de la petite niche militante écolo, qui doit se limiter à de toutes petites installations pendant que le développeur privé à côté fait mille fois plus en autant de temps. Il y a une volonté de prendre un peu plus d’espace.
Léa : Je pense que le sujet de la mutualisation présente une lecture différente selon chez qui on se place. Pour les coopératives et les collectifs, cela signifie en effet mutualiser des coûts, partager des ressources RH, juridiques, et pour les acteurs institutionnels comme la Région, l’ADEME ou encore Enercoop, c’est plutôt professionnaliser et massifier, changer d’échelle ces petits projets ultra localisés.
Sophie : Au départ, je faisais partie du projet MIN à Watt, on était une dizaine et il nous fallait créer une boîte, ça semblait compliqué et coûteux, on a alors fait le choix de rejoindre CoWatt, qui correspondait à nos valeurs. Toutes les communautés peuvent faire pareil, acheter des parts, entrer dans la gouvernance et même faire évoluer CoWatt s’il y a des choses qui ne leur conviennent pas.
La mutualisation des savoir-faire est importante car à chaque fois on est obligé d’adapter les solutions en fonction du moment (par exemple si les prix de l’électricité baissent, on va chercher des panneaux moins chers) ; le fait de mutualiser nos projets offre un retour d’expérience qui permet d’affiner les futurs projets pour qu’ils soient plus rentables. Mutualiser permet aussi de partager les risques, entre les gros projets plus lucratifs et les petits projets moins rentables. Avec CoWatt, tout le monde gagne la même chose.
Clément : Chez nous, il peut y avoir des personnes qui préfèreraient que les recettes restent très locales et qu’elles n’aillent pas au département d’à côté !
Autre point qui me paraît important, les énergies renouvelables citoyennes bénéficient souvent d’aides publiques. Avec ACTTE, on a amené la réflexion sur comment les projets peuvent s’auto-financer et fonctionner de manière résiliente et pérenne, et donc est-ce qu’on ne fait que de l’exploitation de centrales, ou aussi des prestations de services, comme du conseil pour les collectivités, de l’assistance à maîtrise d’ouvrage, etc. L’autofinancement étant aussi un objectif, la mutualisation constitue un outil pour l’atteindre.
Sophie : On se pose les mêmes questions à CoWatt, où l’on souhaiterait salarier ; il nous faut trouver un modèle économique qui ne repose pas que sur la vente d’électricité.
Lorsqu'on se fédère de la sorte, est-ce que ça génère de nouvelles problématiques qui ne se seraient pas présentées sinon ?
Éric : Une des contraintes à la mutualisation, c’est cet effet de « dilution » de la gouvernance ; on va être plus nombreux à prendre des décisions sur des sujets, comme par exemple, ce qu’on fait des bénéfices une fois qu’il y en aura, le choix des panneaux, avec quel installateur on travaille, et c’est forcément plus compliqué. Ça peut créer des latences, ou même des désaccords, voire des tensions. La mutualisation pour les collectifs peut signifier un gain d’un côté mais aussi des bâtons dans les roues de l’autre. En Pays de la Loire, cette mutualisation rend possible les projets, alors on fait tout pour soigner l’échange et la gouvernance. On apprend à faire ensemble.
Sophie : Autre difficulté, au moment où l’on fait des appels de fonds, ce n’est pas toujours simple d’inciter les gens à prendre des actions dans CoWatt, sans que cet argent soit directement lié à un projet de centrale proche de chez eux. Pour investir de l’argent, les gens ont besoin de se dire que c’est pour leur centrale, même si ça va en fait dans un pot commun. Il est arrivé que notre analyse économique d’un projet présenté par une communauté conclue à la non-rentabilité ; cela a généré une mauvaise compréhension, la communauté a renoncé à son projet, certaines personnes ont souhaité annuler leur investissement fléché sur ce projet abandonné et sont sorties de CoWatt.
Clément : Souvent j’ai l’impression que l’attachement au collectif n’est pas suffisamment fort parce que les personnes passent déjà beaucoup de temps sur leur micro-collectif, donc le temps passé sur ACTTE est moindre. L’équilibre salariat-bénévolat doit être performant, sinon ça devient très fragile. C’est un risque pour toute structure, dès qu’on devient plus gros, il y a nécessité à être très structuré et coordonné dans la méthodologie. La mutualisation a un coût humain et organisationnel qu’il ne faut pas négliger. Quand on est un collectif d’une vingtaine de personnes ou un collectif de plusieurs centaines, ce n’est pas la même chose, d’un point de vue de la gouvernance mais aussi de gestion de la démocratie et de la coopérative. Dans certains cas, embaucher une personne uniquement sur les questions de communication et de vie coopérative peut s’avérer nécessaire, c’est un vrai travail !
Sophie : Les communautés en général voient bien l’intérêt de rejoindre CoWatt. Monter des panneaux photovoltaïques sur le toit d’une tierce personne implique des démarches complexes ; les outils de CoWatt et l’expertise de certains bénévoles leur apportent une aide précieuse. Cela semble différent pour ACTTE, où les collectifs ont déjà monté leur projet avant, pour eux, cela ne va être que des contraintes de rejoindre une structure de mutualisation…
Clément : C’est vrai ! Plusieurs se demandent à quoi ça sert de rejoindre ACTTE, qu’est-ce qu’on y gagne, à part y passer plus de temps… On passe de leur projet à un projet commun et il y a comme une perte d’identité ; émotionnellement et humainement, c’est plus compliqué de pousser les gens vers quelque chose de plus large avec moins d’identité locale. La difficulté est de faire percevoir aux coopératives l’intérêt plus global ; on ne fait pas ça pour notre petite collectivité mais pour la transition énergétique nationale voire internationale, ça rassemble beaucoup moins.
Léa : En effet, il ne faut pas négliger la notion d’attachement au collectif et à ce que symbolise la coopérative pour les bénévoles qui s’y engagent, parce que ce qui est fondamental pour la pérennité d’une coopérative d’énergie renouvelable citoyenne, c’est le bénévolat actif et pour que les gens aient envie de s’investir, il faut qu’il y ait cet attachement et un projet politique derrière. La mutualisation fait écho à un passage à l’échelle mais aussi à une notion de centralisation ; plus on centralise et on rajoute des échelons intermédiaires, plus on s’éloigne de notre territoire et de ce qui fait sens à l’échelle individuelle, donc ça pose la question du corps intermédiaire et de la centralisation de la gouvernance de ces projets-là.
Clément : C’est un écosystème un peu schizophrénique, il faut que ce soit à la fois très local et très citoyen mais aussi que l’on ait une importance au niveau du paysage énergétique et économique. L’identité locale ou l’ancrage territorial sont des questions que les entreprises privées ne se posent pas. L’énergie citoyenne a plus d’exigences, qui font qu’on est moins performant dans le monde économique tel qu’il est.
Léa : Malgré tout, je trouve qu’il y a eu une évolution, avec aujourd’hui une mutualisation « à la carte » ; certains collectifs souhaitent que ACTTE prenne en charge les risques de la partie financement pour pouvoir se consacrer à d’autres tâches à plus forte valeur ajoutée, d’autres voient l’intérêt de pouvoir mutualiser des documents juridiques, faire du réseautage, etc. Chacun se sert de la mutualisation comme il le souhaite, c’est assez original et innovant.
Clément : ACTTE a créé des liens entre les différentes coopératives du département qui n’existaient pas avant, mais malheureusement elle est aussi une bouée de sauvetage pour des coopératives qui craignent de ne plus tenir, du fait de l’essoufflement et du manque de renouvellement des bénévoles. On fait le constat que plus il y a d’essoufflement au sein d’une coopérative, plus elle va comprendre l’intérêt de ACTTE ! Certaines coopératives souhaitent même disparaître au profit de ACTTE ou d’autres se disent qu’elles vont essayer et que si elles n’y arrivent pas, ACTTE reprendra la suite. Cela ajoute une charge supplémentaire à notre structure. Et pour celles qui fonctionnent bien, ACTTE ne sert à rien. C’est très évolutif, on s’adapte aux besoins fluctuants des coopératives, mais pour que ACTTE survive, il faut aussi une grande implication bénévole !
Quels conseils donneriez-vous aux projets qui réfléchissent à se lancer dans la mutualisation et l'essaimage ?
Sophie : Le contexte est très mouvant, il faut être très agile et s’adapter aux circonstances pour rester dans les clous, ne pas perdre d’argent et continuer à proposer des choses qui vont marcher. Il faut continuellement s’adapter, c’est un problème aussi. Attention en effet à l’épuisement des bénévoles.
Clément : Je dirais qu’une des premières étapes est de bien discuter du projet en amont, avec tous les acteurs existants de l’écosystème et travailler sur la vision du modèle économique, avant de salarier. J’ai eu en tant que salarié énormément de missions, et des choses auraient pu être faites sans moi en amont. Je conseille donc de prendre le temps de réfléchir à toutes les modalités : le modèle économique, les statuts, la vision, la communication, le marketing, la commercialisation, etc., toutes ces démarches entrepreneuriales, qui peuvent être un levier intéressant sur la pérennisation et la professionnalisation des filières citoyennes.
La question de la mutualisation requiert ensuite une personne compétente et professionnelle 35h par semaine, d’où la nécessité de trouver des financements pour embaucher sur plusieurs années. Et je dirais ne pas embaucher sans qu’il y ait déjà des projets dans les tuyaux parce qu’après, il faut penser aux financements pérennes des salarié·e·s, assurer la trésorerie. On n’a pas évoqué la mutualisation de personnes salariées, mais il semblerait que ça soit aussi en expérimentation au sein de certaines structures.
Léa : Ne pas négliger l’échelle temporelle d’un projet de mutualisation, le temps de mobilisation, d’enrôlement de chaque collectif ou coopérative pour réussir à créer un réseau actif et fonctionnel. Bien définir au préalable les besoins, les enjeux et les ressources, me parait être une étape clé avant de s’engager dans un projet de mutualisation, qui implique du temps supplémentaire pour les bénévoles, déjà essoufflé·e·s face au cycle long de développement d’un projet énergie renouvelable.
Rapprochements entre collectifs et structure existante : pourquoi et comment s’y prendre ?
Le rapprochement, késako ? C'est l'union entre un ou plusieurs “collectifs” locaux et une structure -coopérative existante. La structure : l’outil “mère” parraine les collectifs, et porte les investissements. Le(s) collectif(s) assure l’ancrage local.
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